[Poney Pique-Selle] Death & Taxes

Posté le 27/11/2023 à 14h00 par Tumbleash
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Bonjour tout le monde ! Aujourd'hui, je vous propose de découvrir une petite perle indépendante, intitulée Death & Taxes – je vous laisse choisir ce qui, parmi ces deux termes, vous semble le plus sinistre…


Synopsis :

Dans Death & Taxes, vous incarnez la Mort… enfin, une Mort, car il y en a plusieurs. Ne vous faites donc pas plus importante que vous ne l'êtes vraiment ! Vous êtes donc une entité métaphysique, créée il y a quelques minutes par un individu énigmatique (qu'on appelle sobrement « Le Sort ») pour assurer la tâche, ingrate et pénible mais ô combien essentielle, de faire passer les êtres humains de vie à trépas…


À gauche, Le Sort. À droite, la recette de votre
création. On est bien peu de choses, allez…

Et si vous vous attendiez à aller personnellement faucher des gens avec un instrument agricole dégoulinant de classe dans des séquences d'action dignes d'un anime japonais, vous allez vite déchanter car il s'agit… d'un emploi de gratte-papier !

Dans Death & Taxes, vous vous levez chaque matin, enfilez votre costard ou votre tailleur, prenez l'ascenseur pour vous rendre au bureau ; sur place, vous trouvez votre table de travail chargée de dossiers correspondant à des vies humaines, et il faudra pour chacune cocher une case déterminant si, à la fin de la journée, la personne vit ou meurt… après quoi, vous faxez vos fichiers et rentrez chez vous pour recommencer le lendemain.

Répétitif ? Rébarbatif ? Absurde, aliénant, un traitement froid et inhumain d'êtres sensibles et conscients qui méritent, sinon de la compassion, au moins un minimum syndical d'empathie ? Oui, bah, c'est l'administration, vous vous attendiez à quoi au juste ?

Un aperçu de votre bureau : fichiers, quotas, marqueur, fax.
Vous avez même un portable, dont le fil d'actualités vous
donne un aperçu des conséquences de vos choix de la veille.

Pourtant, ce travail risque de vous réserver bien des surprises. Vos choix ont-ils vraiment un impact, vos décisions du sens, et si oui lesquels ? Qui est cette voix qui vous contacte avec des prédictions aussi vagues que sinistres ? Qui cherche à s'immiscer dans votre travail ? Et votre supérieur, Le Sort, qui vous convoque une fois par semaine pour examiner vos résultats et s'enquérir de votre ressenti… se pourrait-il qu'il vous cache des choses ?
Dans cette obscure et kafkaïenne machinerie de l'existence, serez-vous un rouage docile ou un énervant grain de sable ? Bref… quelle mort choisirez-vous d'être dans la vie ?


Détails

Death & Taxes est un jeu vidéo indépendant développé par le studio estonien Placeholder Gameworks, tenu semble-t-il par une seule personne du nom de Leene Künnap. Le titre qu'on peut traduire par « La Mort et les impôts » fait écho à une citation attribuée à Benjamin Franklin, selon lequel « Il n'existe rien de certain en notre monde, à part la mort et les impôts ». 

L'interface est simple, tout peut être joué à la souris, en point-and-click, avec l'éventuel secours des flèches haut et bas. Il n'y a pas de séquences d'action nerveuses, ou de chronomètre à respecter, puisque tout se déroule au rythme de vos journées de travail, à la vitesse de la bureaucratie. De manière générale, le concept emprunte explicitement à Papers Please de Lucas Pope, tout en ayant indéniablement son identité propre. Pour finir, Death and Taxes fait le choix d'une palette graphique minimaliste, presque monochrome, rehaussée ça et là de couleurs primaires. Le tout combiné à la musique donne une ambiance assez mélancolique avec un petit côté quasi Burtonien, qui pourrait vite devenir lourd mais reste heureusement, dans le cas présent, discret et subtil.



Les visuels dessinés à la main ressemblent carrément à
des aquarelles, quoiqu'ils soient tous réalisés numériquement.

Le jeu est sorti en février 2020 sur Steam et itch.io, mais on le trouve aussi sur Good Old Games. Il tourne sur tous les systèmes d'exploitation ainsi que sur la Nintendo Switch. À l'origine, il est en anglais (et avec des personnages doublés, s'il vous plaît !), mais il a reçu une traduction française, quoique j'ignore si les doublages sont concernés (pas à cette heure, NDLR).


Pourquoi je jouerais à ça ?

La première réussite de Death & Taxes, c'est d'arriver à faire beaucoup avec très peu de choses. On n'imaginerait pas qu'un simulateur d'emploi de bureau puisse être engageant, quand bien même l'enjeu serait autrement plus important que l'ajustement d'un APL ou la confirmation d'un versement de cotisations sociales. Pourtant, une bonne part du sel du jeu vient aussi de ce minimalisme dans l'acte de donner la mort. Death & Taxes vous donne littéralement le pouvoir de vie et de mort sur des gens que vous ne rencontrerez jamais et sur qui vos seules informations tiennent sur la moitié d'une feuille format A4. Certaines personnes semblent formidables, d'autres méprisables, la plupart sont entre les deux – bref, ce sont juste des gens, et ce serait agréable de laisser tout le monde vivre, ou du moins privilégier les bienfaiteurs et désherber les gens les plus odieux…

Seulement voilà, vous avez des quotas à respecter : « Aujourd'hui, faites mourir 4 personnes. Aujourd'hui, épargnez au moins trois humains au-dessus de 30 ans. Aujourd'hui, ne laissez vivre personne qui travaille dans le secteur médical. », etc. Libre à vous ensuite de choisir, ou de ne pas choisir – le jeu vous offre la possibilité de tirer absolument chaque cas à pile ou face si vous le désirez. Mais si vous voulez remplir vos quotas, vous découvrirez bien vite à quoi ressemble l'envers du décor de l'expression « c'est bien les meilleurs qui partent les premiers »…

Celui-ci mourra. Le jeu vous laisse choisir d'utiliser ou non un marqueur
permanent, avec lequel aucun choix ne peut être annulé. Pour ma part
je ne peux que vous recommander de faire ainsi, chaque décision n'en
est que plus grave, et donc d'autant plus soigneusement soupesée.

Death & Taxes vous place ainsi dans une position moralement inconfortable qui pousse facilement à l'introspection. En effet, vous ne pourrez pas toujours vous réfugier derrière les ordres de votre hiérarchie pour justifier vos choix, et à moins de régler les dilemmes en vous en remettant au hasard, ou en interprétant délibérément un personnage dont la moralité artificielle vous serve de guide, vous vous surprendrez peut-être à examiner vos choix comme révélateurs de vos biais personnels !
Pourquoi avoir décidé que cette vie valait plus que cette autre ? L'ambulancière qui sauve des vies est-elle plus indispensable que le militaire qui en détruit ? La vieille avare est-elle sacrifiable afin que ses héritiers plus altruistes puissent faire profiter le monde de sa fortune ? Est-il défendable, au nom du bien commun, d'éliminer un politicien aux idées néfastes ? Et peut-il exister des banquiers qui ne soient pas totalement maléfiques, au point qu'on puisse – pardonnez le jeu de mot – les épargner ? (Bon, pour ce dernier cas, j'admets que je verse dans l'hypothèse hypothétique, pour ne pas dire la fable)

Libre à vous aussi de choisir si vous suivrez vos instructions à la lettre ou si vous vous rebellerez, en sachant que désobéir vous vaudra un sermon de votre supérieur et la suspension de votre salaire – et vous avez besoin de cet argent, pour… euh… bon, sans doute pas pour manger, vous n'en avez pas besoin… ni pour vous soigner… probablement pas pour préparer votre retraite… en fait, on est en droit de se demander à quoi sert cet argent, à part vous rendre au magasin d'un pirate mort il y a des siècles (cherchez pas), dans la cave de ce fichu bâtiment qui représente l'horizon de votre univers, et dont vous ne sortez jamais. Mais peut-être le but est-il là encore de nous interroger sur notre rapport à l'argent et à l'accumulation dans les jeux vidéos, cette façon dont le jeu nous pousse, telle une boîte de Skinner, à faire ce qu'il nous demande dans l'espoir d'une récompense abstraite ? Enfin, peut-être que je surinterprète…



En haut, le pirate marchand susnommé. En bas, ce à quoi pourra
ressembler votre bureau si vous décidez d'accumuler des babioles.
Certaines pourraient, contre toute attente, s'avérer utiles… ou pas !

Enfin, le dernier point fort de Death & Taxes – quoiqu'il ne sera peut-être pas pour tout le monde – reste sans doute les fins multiples qu'offre le scénario. (C'est pourquoi vous verrez fleurir dans les paragraphes qui suivent quelques sections sous spoilers !)
Malgré les apparences, vos choix comptent, aussi bien durant votre travail que lors des revues hebdomadaires où le Sort vous demande comment s'est passée votre semaine. Bien que dans l'ensemble la machinerie administrative cosmique vous dépasse largement, ne serait-ce que par son inertie, vous disposez d'une petite agentivité à votre niveau, en choisissant qui vit, qui meurt, et surtout dans quelle mesure vous vous plierez aux consignes. Il vous faudra ménager les différentes parties en présence pour conserver votre libre arbitre sans vous attirer l'ire de vos supérieurs, un équilibre délicat et surtout difficile à estimer…

C'est d'ailleurs là le principal bémol que je vois dans ce jeu. Il est appréciable que de très nombreux choix soient possibles –

Spoiler!
nombre d'entre eux menant d'ailleurs à l'extinction de l'humanité

–, de très nombreux embranchements, mais je trouve dommage qu'il soit si peu aisé de distinguer clairement la direction déjà prise, ou d'estimer les conséquences de vos actes, même à court terme. 

Spoiler!


Quelques-uns des différents tableaux de fin que
vous pourrez obtenir en conséquence de vos choix –
aussi bien des personnes que vous ferez vivre ou
mourir, que de votre taux d'obéissance aux ordres.

S'il est assez clair que la boutique en jeu sert, outre quelques cosmétiques amusants, à vous procurer les moyens de faire des Nouvelles Parties +, avec de nouvelles options et des moyens de « Tricher » avec Le Sort,

cela laisse tout de même un grand nombre de fins alternatives qu'il vous faudra toutes atteindre au moins une fois pour finir le jeu à 100%, et à raison de 3 ou 4 tableaux de fins par playthrough, il vous faudra sans doute vous y reprendre pas mal de fois. Si pour ma part j'adore l'ambiance et les nouvelles possibilités offertes, je crains que la rejouabilité en souffre un peu. Que le jeu exploite la répétitivité du travail comme parti-pris narratif, soit, mais quand l'acte de jouer en devient lassant… bref.

Malgré tout, Death & Taxes reste un très agréable point-and-click, tour-à-tour grinçant, pince-sans-rire, mélancolique ou poétique (!), qui aborde des sujets graves avec une appréciable douceur. Le décalage malaisant entre la tâche que l'on vous confie et les conditions dans lesquelles on vous permet de la remplir, le contraste entre cette bureaucratie écrasante et inhumaine à laquelle s'oppose l'humanité dont vous pouvez (devez ?) faire preuve ne font que mettre en relief l'importance de votre libre arbitre. Au passage, je vous conseille encore une fois d'activer l'option qui vous empêche de changer d'avis, une fois que vous avez cochée une case « Vie » ou « Mort » (un objet, rare et coûteux, peut vous offrir un joker occasionnel). Cela donne d'autant plus de gravité et d'importance à vos décisions !


Conclusion

Prémices, ambiance, propos, tout cela fait de Death & Taxes un jeu narratif subtil et atypique, dont je me souviendrai longtemps. Et le fait qu'il soit visiblement développé par une seule personne ne fait qu'ajouter à son crédit !

Il y a aussi un chat. Ça n'a rien à voir mais les chats c'est mignon.

Et vous ? La prochaine fois que, croulant sous la paperasse qui vous enterre, on vous dira « allons, les impôts ce n'est pas la mort ! »… déciderez-vous de tout plaquer pour aller vous faire quelques parties ?

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